La Recherche – Sur quel type de données avez-vous travaillé pour aboutir à cette conclusion d’une domestication en deux temps ?
Eva-Maria Geigl et Thierry Grange – Nous avons analysé 413 échantillons anciens et 28 modernes. La moitié nous a fourni des résultats. En effet, l’ADN est parfois très dégradé, notamment au Proche-Orient et en Egypte, où la température est élevée : l’analyse de l’ADN a donc été un défi méthodologique. En outre, les restes archéologiques sont relativement rares pour plusieurs raisons : d’une part, les chats ne sont que rarement consommés, au contraire des bœufs ou des moutons, de sorte qu’on retrouve peu de restes sur les sites archéologiques. D’autre part, ce sont des petits animaux solitaires dont on ne retrouve que rarement des restes dans la nature.
Comment déterminer qu’un chat était domestiqué ?
Nous disposions déjà d’un certain nombre d’informations sur ce sujet, sur lesquelles nous nous sommes appuyés.
D’un point de vue archéologique, la première indication date du Néolithique, lorsque les êtres humains développent l’agriculture au Proche-Orient, il y a plus de 10 000 ans. Le stockage des céréales issues de l’agriculture attire en effet les rongeurs, et donc leurs prédateurs, les chats. Une tombe vieille d’environ 9 500 ans, renfermant une sépulture d’enfant avec un squelette de chat a ainsi été mise au jour à Chypre. Ce sont les plus anciens restes de chat découverts dans un contexte archéologique. Puisque ce chat ou ses ancêtres ont dû être transportés par bateau, ces restes laissent penser que ces animaux n’étaient plus complètement sauvages. La découverte d’un cimetière en Égypte, avec des tombes de chats et de chatons, et daté d’environ 5 500 ans, suggère que ces chats ont au moins vécu proches des êtres humains. Toujours en Egypte, le chat apparaît très tôt, dès 3 000 ans avant notre ère, dans l’iconographie. D’abord sous la forme du chat sauvage, qui dans la mythologie, tue un serpent qui menace Râ, le dieu du soleil. Au IIè millénaire avant notre ère, le chat est associé à l’homme dans des scènes de chasse d’oiseaux dans les marais, puis durant la deuxième moitié de ce même millénaire, les peintures mettent en scène un chat sous une chaise, sur laquelle est assis un personnage de la haute société égyptienne. Cela témoigne de l’entrée progressive des félins dans un contexte domestique.Le chat est ensuite présent dans des fresques du Ier millénaire avant notre ère en Grèce, puis dans des mosaïques romaines.
Chat sous une chaise, tombe de Nakht, 1 500 ans avant notre ère (domaine public)
La génétique a-t-elle également permis d’obtenir des résultats ?
En étudiant l’ADN mitochondrial (*), nous pouvons remonter la lignée maternelle et suivre un marqueur génétique de l’évolution des populations. Cela a permis d’associer, il y a une dizaine d’années, les lignées mitochondriales aux 5 sous-espèces de chats sauvages : Felis silvestris silvestris, le chat sauvage européen, Felix silvestris lybica, le chat sauvage vivant dans la moitié nord de l’Afrique (du Maghreb au Kenya) et jusqu’en Asie du sud-ouest, Felis silvestris ornata, en Asie, Felis silvestris cafra, présent dans le sud de l’Afrique, et enfin Felis silvestris bieti, originaire du Tibet. Ils ont tous une signature génétique caractéristique, et vivent dans des zones géographiques précises. Or l’étude du génome mitochondrial du chat domestique moderne révèle essentiellement la présence de la signature du lybica, ainsi que, dans une moindre mesure, celle du chat européen (cette dernière s’expliquant par le fait que le chat domestique se reproduit naturellement, lorsqu’il vit en liberté, avec le chat sauvage européen).
Carte de la répartition des espèces de chats sauvages,d’après celle proposée par C. Driscoll et ses collègues en 2007
© Christophe Cagé
Quels étaient les points que la génétique moderne a laissés dans l’ombre ?
Les données génétiques modernes montraient que la sous-espèce F.s.lybica était celle qui avait été domestiquée mais nous ne permettait pas d’aller plus loin. En effet, on ne voit pas dans ces données de structuration géographique de F.s.lybica, c’est-à-dire, qu’il n’y a pas de corrélation entre la structuration génétique et la répartition géographique, contrairement à ce qui est attendu pour une espèce sauvage qui se déplace peu, comme les chats qui sont très attachés à leur territoire. La question qui se posait alors était : ce phénomène est-il la conséquence de la domestication ?
Comment avez-vous travaillé à partir de cette problématique ?
Nous avons récolté assez d’échantillons pour reconstituer le processus de domestication, et réaliser la première étude paléogénétique de grande ampleur pour le chat, à partir de l’ADN mitochondrial. La limite de ce travail étant que, à cause de la chaleur du climat, nous manquons de données pour le matériel le plus ancien pour l’Afrique et le Levant.
En recherchant la signature génétique des différentes espèces de chats sauvages chez les populations anciennes de chat domestiqué, nous avons retrouvé la structuration géographique de ces espèces. Nous nous sommes en particulier intéressés à la sous-espèce lybica, au sein de laquelle on retrouve 5 variations génétiques rattachées à 5 régions du monde, qui ont été nommées A, B, C, D et E. Les variations génétiques les plus présentes étant A, caractéristique de l’Anatolie, et C, caractéristique de l’Egypte. En suivant ces variations génétiques, nous avons pu retracer l’évolution au cours du temps de la distribution spatiale de cette espèce.
Qu’avez-vous remarqué ?
Il y a 6 500 ans, les chats porteurs de la variation génétique A arrivent en Europe. Cela correspond à la migration, déjà documentée par les archéologues, des populations néolithiques d’Anatolie vers ces régions. Et nous sommes certains que ces chats n’ont pas pu arriver seuls : à cette époque, le Bosphore était sous l’eau et impossible à traverser pour les chats. Les premiers résultats qui illustrent l’importance de la voie maritime dans la diffusion des chats ont été établis grâce à des restes trouvés dans le port égyptien de Bérénice, situé sur la Mer Rouge et fondé en 260 avant notre ère. L’ADN que nous avons analysé portait la signature du Felis ornata, chat sauvage vivant en Inde, un pays avec qui l’Egypte échangeait activement. Ceci montre que, dès cette époque, les chats étaient présents à bord des bateaux pour se débarrasser des rongeurs, comme ils l’ont été jusqu’au XXè siècle.
C’est à cette même période, entre 200 avant notre ère et 1 300 ans après notre ère que les chats égyptiens (de type C) se répandent dans tout le bassin méditerranéen, et jusque dans un port viking situé sur la Baltique.
Comment expliquer ce succès du chat égyptien ?
Ces chats possédaient une caractéristique particulière qui faisait leur attrait, comme une plus grande sociabilité. L’iconographie égyptienne montre que les chats se rapprochent de plus en plus des êtres humains au cours du temps. Il faut savoir qu’entre le génome du chat domestique et celui des chats sauvages, on ne voit que peu de changement, contrairement, par exemple, à ceux du chien et du loup. La seule chose qui change concerne quelques gènes agissant sur l’organisation du cerveau, en particulier la crête neurale, qui pourraient donc être impliqués dans les changements comportementaux associés à la vie domestique. Autrement dit, le peu qui a changé serait ce qui affecte le comportement et la sociabilité. Les chats domestiques sont moins hostiles, tolèrent la présence des êtres humains, et même celle d’autres chats, contrairement au chat sauvage solitaire. On peut faire l’hypothèse, qui reste à vérifier, que ces changements ont développé l’attrait des humains pour ces chats.
Pour finir, vous vous êtes également intéressés au pelage des chats.
En effet, il existe une mutation ponctuelle qui change la robe des chats, et qui était jusqu’à présent considérée comme un marqueur de la domestication, les chats sauvages étant connus pour toujours avoir le pelage tigré, et les chats domestiques très fréquemment le pelage marbré. Or nous nous sommes rendus compte que le pelage marbré chez les chats domestiques n’est apparu à haute fréquence qu’à l’Empire Ottoman, entre le XIVè et le XVIIIè siècle, alors qu’ils étaient auparavant tigrés. Ceci est donc beaucoup plus tardif que le début de la domestication.
Cela montre qu’il n’y a pas eu de sélection importante chez cet animal. Et pourquoi sélectionne-t-on des couleurs de pelage différentes ? Avant tout probablement pour donner une identité à un animal, dans l’idée de le reconnaître facilement car il nous appartient. C’est le cas pour les chevaux, qui ont une grande variété de couleurs de robe, sélectionnées dès le début de leur domestication. Pour le chat, cela suggère donc que les êtres humains ne se le sont pas appropriés de la même manière.
Propos recueillis par Bérénice Robert.
(*) L’ADN mitochondrial, dans les mitochondries de la cellule, est distinct de l’ADN se trouvant dans le noyau. Il est uniquement transmis par la mère, et est utilisé comme marqueur génétique, notamment en biologie évolutive.
Photo : un chat appartenant à la sous-espèce Lybica © Bernard Dupont / Flickr